Le 24 août sur le réseau social Facebook, une vidéo de cinquante-deux secondes est publiée, montrant des ouvriers en train de jeter des catalogues papiers de l’une des plus grandes bibliothèques publiques du monde.
L’internaute ayant publié la vidéo s’écrie :
Quels genre de barbares sommes-nous ? Non contents d’éventrer les fiches cartonnées, il faut en plus détruire les tiroirs et les meubles qui respirent l’histoire, l’histoire russe, et les balancer dans les containers. Bibliothèque d’État russe. »
Deux jours plus tard, une nouvelle vidéo : Lundi matin. La sauvagerie continue.
Ces publications ont donné lieu à environ 600 partages, ce qui est relativement peu. Néanmoins, deux jours plus tard, la Bibliothèque d’État de Russie (ancienne Bibliothèque Lénine, que les habitués appellent affectueusement la « Léninka », distincte de la Bibliothèque nationale russe) publiait sur Facebook la photographie rassurante de catalogues papiers bien installés dans ses locaux, et annonçait avoir invité personnellement toutes les personnes qui s’étaient offusquées, à venir le 27 août écouter ses explications et poser des questions. Elle invitait toute personne intéressée ou inquiète du sort de ces catalogues à s’inscrire également.
J’ai donc sauté sur cette double occasion d’avoir un aperçu « de l’intérieur » de cette immense bibliothèque publique (42,7 millions d’unités) et d’assister au dénouement d’une controverse.
Sur trente inscrits, nous étions tous là et plus, et à la fin de la visite, nous étions encore 17. Il faut dire que certains participants étaient des enragés du questionnement, ce qui a fait que la petite rencontre a duré deux bonnes heures. On nous a montré le catalogue thématique nouvellement rendu public et le catalogue alphabétique intégral réservé au personnel. Mais alors, qu’est-ce qu’on a détruit ?
Un catalogue thématique papier était jusque récemment proposé aux lecteurs pratiquement à l’entrée de la bibliothèque, en haut de l’escalier d’honneur. Ce catalogue recensait les publications des 20 dernières années. Or, il a été entièrement intégré au catalogue alphabétique général électronique dans lequel on peut faire une recherche depuis la page d’accueil de la bibliothèque.
Il faut savoir que la bibliothèque détient deux exemplaires de chaque catalogue proposé aux lecteurs : l’un est accessible aux lecteurs, l’autre est réservé au personnel. A l’époque soviétique, ceci s’expliquait facilement, puisque de nombreux volumes étaient interdits de communication au commun des lecteurs. Dans le catalogue réservé au personnel, la mention « DSP » (Dlia Sloujebnogo Polzovania – usage réservé au service. Voir aussi ici) signifiait : niet au lecteur.
Le catalogue thématique papier qui trônait à l’entrée de la bibliothèque étant déjà un mauvais double d’un catalogue désormais accessible au lecteur par voie électronique, il a été détruit dans le but de faire de la place. De plus, son jumeau a été ouvert au public, sous surveillance particulière (au cas – fort nombreux paraît-il ! – où les lecteurs auraient l’idée d’arracher une fiche ou de subtiliser le contenu d’un tiroir).
La suite : les employés qui nous ont patiemment reçus nous ont assuré que le catalogue alphabétique papier, qui s’arrête en 2002, ne serait jamais détruit (ses meubles, eux, seront remplacés lorsqu’ils seront vétustes). Sa version publique non plus, mais elle serait déplacée.
En effet il est prévu de réaménager l’espace autour de l’escalier d’honneur en y mettant les périodiques en libre accès et en installant un espace d’exposition temporaire.
Le catalogue électronique « ne contient pas tout » prétendent certains utilisateurs. Les employés de la bibliothèque, eux, affirment que, non seulement il contient les références de toutes les collections depuis le 18e siècle jusqu’à aujourd’hui, mais qu’il est même plus complet que son équivalent papier, du moins que sa version accessible au public (et pour cause, cf. les fameux DSP cités plus haut). Un mathématicien présent dans le groupe a confirmé qu’il avait eu une fois accès au catalogue thématique « réservé » avant son ouverture au public et qu’on lui avait sorti quatre tiroirs de références, alors que sur le même thème, dans la version accessible au public, il n’y en avait que deux.
Toutes les fiches du catalogue alphabétique ont en outre été scannées recto/verso, pour ne perdre aucune annotation, et le personnel travaille généralement sur la base de ces scans et consulte la version papier non publique uniquement si c’est nécessaire. Cette base sera bientôt consultable en ligne.
Un service comptant 28 personnes est néanmoins chargé de l’intégrité du catalogue et aussi de recueillir tous les signalements d’erreurs des usagers.
Cette rencontre fut une occasion unique pour les conservateurs de bibliothèque, qui, après avoir dissipé les craintes, évoquèrent, en répondant aux questions, certains des plus gros problèmes de la Leninka, outre le manque de moyens, les bas salaires et le fait d’être dans un bâtiment historique protégé.
Par exemple, cette bibliothèque fait partie du dépôt légal, mais ne reçoit plus, depuis des années, qu’une infime partie de ce qui est publié en Russie, la plupart des éditeurs oubliant leurs obligations. La bibliothèque doit d’ailleurs faire face à d’innombrables procès intentés par les auteurs pour infraction à leur droit constitutionnel d’avoir leur bébé dans les entrepôts publics.
Les spécialistes de l’histoire des bibliothèques s’amuseront sans doute, dans les siècles à venir, de voir qu’au début du XXIe siècle, une grande majorité des 500 000 dépôts légaux reçus chaque année en Russie, était constituée de romans policiers, de romans à l’eau de rose et des livres pour la jeunesse.